L’Anarchie son but ses moyens

18/11/2010
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L’anarchie est une idée qui a des bases scientifiques
Jean Grave

"Agir par soi-même, ne pas s’inféoder à tel individu, à tel groupement ; agir comme l’on pense, comme l’on sent, sans s’occuper des criailleries ou des anathèmes, voilà ce qui, théoriquement, s’est fait jour dans les conceptions anarchistes."

Chapitre I - Qu’est-ce que l’anarchie ?

L’ignorance des gens sur l’anarchie — Fous ou criminels —L’anarchie est une idée qui a des bases scientifiques — La révolte a été de tous les temps—Arbitraire et injustice de la loi — La société ne se maintient que par l’ignorance — Son instabilité — Difficulté de changer les conceptions humaines — la malfaisance des institutions politiques — Nuisance du morcellement de la terre — L’anarchie et l’ouvrier — L’anarchie et la beauté — Il n’y a pas d’êtres supérieurs — Identité des facultés humaines, quel que soit leur emploi — Nuisance de l’autorité — L’anarchie et les savants — Étendue de la science — Impossibilité à une nation de s’isoler —Absurdité du patriotisme — L’anarchie et la politique — Inanité des réformes — l’anarchie et l’esprit religieux — Liberté dans les rapports des sexes — Un changement social a toujours semblé impossible à réaliser — La libération de l’individu par sa volonté de l’être.

Malgré que l’idée d’anarchie soit sortie de l’obscurité dans laquelle on a essayé de l’étouffer ; malgré que, aujourd’hui, grâce à la persécution, grâce à des lois d’exception, telles qu’on en fait dans les pires monarchies, les noms d’anarchie et d’anarchistes ne soient ignorés de personne, il y en a peu encore qui sachent au juste ce que c’est que l’anarchie.

Dans l’affaire Dreyfus où se sont produits les anarchistes, leur intervention a bien eu pour effet de les mettre en contact avec des bourgeois politiciens qui les ignoraient totalement, mais l’anarchie n’en est pas sortie plus claire.

Anarchie : Pour les uns, c’est le vol, l’assassinat, les bombes, le retour à la sauvagerie ; les anarchistes ne sont que des cambrioleurs, des paresseux qui voudraient mettre toutes les richesses en commun afin de se goberger à rien faire.

Pour d’autres, l’anarchie est une espèce d’utopie, de rêve d’âge d’or que, volontiers, on reconnaît très beau, mais un rêve bon tout au plus à illustrer des livres de morale, ou de constructions sociales fantaisistes ; les plus cléments envisagent l’anarchie comme une vague aspiration qu’ils ne font aucune difficulté à reconnaître désirable pour l’humanité à atteindre mais si parfaitement inaccessible qu’il n’y a pas à se préoccuper outre mesure de la réaliser, et les anarchistes, comme une variété de fous, dont il est bon de se garer ; comme de pauvres illuminés qui perdent de vue les sentiers pratiques pour se perdre dans le vague de l’utopie.

Ils sont peu nombreux ceux qui savent que l’anarchie est une théorie s’appuyant sur des bases rationnelles, que les anarchistes sont des hommes qui, ayant reçu les plaintes de ceux qui souffrent de l’ordre social actuel, s’étant inspirés des aspirations humaines, ont entrepris la critique des institutions qui nous régissent, les ont analysées, se sont rendu compte de ce qu’elles valent, de ce qu’elles peuvent produire, et qui, de l’ensemble de leurs observations, déduisent des lois logiques, naturelles pour l’organisation d’une société meilleure.

Certes, ils n’ont pas la prétention d’avoir inventé la critique de l’ordre social ; d’autres l’avaient faite avant eux ; aussitôt que le pouvoir avait existé, il y a eu des mécontents qui n’ont pas dû se gêner pour fronder ses actes, et si nous possédions les légendes que se transmettaient les humains avant de connaître l’écriture, peut être y trouverait-on, déjà, des satires contre leurs chefs. On peut fort bien faire la critique de l’ordre de chose qui existe, sans être anarchiste, et d’aucun l’ont réussie d’une façon que ne dépasseront jamais les anarchistes.

Mais ce que les anarchistes croient avoir fait de plus que ceux-là, de plus que les écoles socialistes existantes ou qui les précédèrent, c’est d’avoir su se reconnaître dans l’amas d’erreurs qui se dégagent de la complexité des relations sociales, d’avoir su remonter aux causes de la misère, de l’exploitation, et d’avoir enfin mis à nu l’erreur politique qui faisaient espérer de bons gouvernements, de bons gouvernants, de bonnes législations, de bons dispensateurs de la justice, devant porter remède aux maux dont souffre l’humanité.

L’anarchie, étudiant l’homme dans sa nature, dans son évolution, démontre qu’il ne peut y avoir de bonnes lois, ni de bons gouvernements, ni de fidèles applicateurs de la loi..

Toute loi humaine est, forcément, arbitraire ; car, si juste soit-elle, elle ne représente, quelle que soit la largeur de conception de ceux qui la font, qu’une partie du développement humain, qu’une infime parcelle des aspirations de tous ; toute loi formulée par un parlement, loin d’être l’œuvre d’une grande conception, n’est, au contraire, que la moyenne de l’opinion générale, car le parlement lui-même, de par le fait de son recrutement ne représente qu’un juste milieu très médiocre.

Appliquée à tous de la même façon la loi devient ainsi, de par la force des choses, arbitraire, injuste pour ceux qui sont en deçà ou au-delà de cette moyenne.

Une loi ne pouvant représenter les aspirations de tous, ne peut donc s’appliquer que par la crainte du châtiment à ceux qui l’enfreindraient, son application entraîne l’existence d’un appareil judiciaire et répressif ; elle devient ainsi plus odieuse que sa coërcivité est plus forte.

La loi, injuste déjà — parce que conception de minorité ou de majorité, elle veut imposer sa règle à l’unanimité — sera rendue encore plus injuste parce que, appliquée par des hommes qui ayant les défauts et les passions des hommes, leurs préjugés leurs erreurs personnelles d’appréciation ne peuvent, par conséquent, quelle que soit leur probité, l’appliquer que sous l’influence de leurs erreurs et de leurs préjugés.

Il ne peut y avoir de bonnes lois, ni de bons juges, ni, par conséquent, de bon gouvernement puisque son existence implique une règle de conduite unique pour tous, alors que c’est la diversité qui caractérise les individus.
Toute société basée sur des lois humaines, et c’est le cas de toutes les sociétés passées et présentes, ne peut donc satisfaire pleinement l’idéal de chacun. Seule, la minorité d’oisifs qui, par ruse et par force, a su s’emparer du pouvoir et en use pour exploiter à son profit les forces de la collectivité, seule, cette minorité peut y trouver son compte, et s’intéresser à la prolongation de cet ordre de chose. Mais elle ne peut le faire durer que grâce à l’ignorance qu’ont les individus sur leur propre personnalité, sur leurs possibilités et leurs virtualités.

Mais, quelle que soit leur ignorance, lorsque la compression est trop forte, ils se révoltent. Voilà pourquoi nos sociétés sont si instables, pourquoi les lois sont constamment violées par ceux qui les font, ou qui ont charge de les appliquer, lorsque leur intérêt les y incite ; car, basé sur la force, c’est à la force qu’ont recours tous ceux qui au pouvoir, veulent s’y maintenir, ou y monter lorsqu’ils n’en sont encore qu’à sa poursuite.

Faites pour être appliquées à tous et pour contenter tout le monde, les lois froissent plus ou moins tout individu qui, de ce fait, veut les abolir ou modifier lorsqu’il les subit, mais veut les renforcer lorsque c’est son tour de les appliquer.

Cependant des aspirations nouvelles se font jour quand même, et lorsque l’antagonisme devient trop grand entre ces aspirations et les lois politiques, la porte s’ouvre toute grande aux bouleversements et aux révolutions.

Et il en sera toujours de même tant que pour guérir le mal fait par une loi reconnue mauvaise, on n’aura pas d’autre remède à apporter que l’application d’une loi nouvelle.

Cette ignorance fait que les institutions humaines, une fois établies, résistent aux changements de forme. On change les noms mais la chose reste.

Les hommes n’ayant pu encore arriver à une conception totale autre que l’autorité sont condamnés à tourner dans le même cercle, tant qu’ils n’auront pas changé leur conception : Royauté, empire, dictature, république, centralisation, fédéralisme, communalisme, au fond, c’est toujours l’autorité sous le nom d’un seul, ou sous l’apparence de la majorité, toujours la volonté de quelques-uns imposée à l’universalité.

D’autre part, si l’individu augmente ses connaissances d’une façon continue, ce n’est que d’une façon très lente ; cependant il est arrivé aujourd’hui au point que, pour se développer en toute son intégrité, il faut que son autonomie soit complète, que ses aspirations se fassent jour librement, qu’il puisse les développer dans toute leur expansion, que rien n’entrave sa libre initiative et son évolution.

Et c’est pourquoi, aujourd’hui, enfin, les anarchistes tirent, de cette critique de l’organisation sociale actuelle, ce premier enseignement : que les lois humaines doivent disparaître, emportant avec elles, les systèmes législatif, exécutif, judiciaire et répressif qui entravent l’évolution humaine, suscitant des crises meurtrières où périssent tant de milliers d’êtres humains, retardant l’humanité entière dans sa marche en avant, l’entraînant même quelques fois à la régression.
Alors que les politiciens en sont à cette formule qu’ils croient le nec-plus-ultra de la liberté « l’individu libre dans la commune, la commune libre dans l’État » nous savons, nous, que ces formes politiques sont incompatibles avec la liberté, puisqu’elles tendent toujours à courber un certain nombre d’hommes sous la même règle, nous formulons, nous, notre devise en disant « l’individu libre dans l’humanité libre » L’individu laissé libre de se grouper selon ses tendances, ses affinités, libre de rechercher ceux avec lesquels peuvent s’accorder sa liberté et ses aptitudes, sans être entravé par aucune organisation politique déterminée par des considérations géographiques et de territoire.

Pour que l’homme puisse se développer librement dans toute sa puissance physique, intellectuelle et morale, qu’il puisse donner jour à toutes ses virtualités, il faut que chaque individu puisse satisfaire tous ses besoins physiques, intellectuels et moraux. Et cette satisfaction ne peut être assurée à tous que si la terre, qui n’est l’œuvre de personne, est remise à la disposition de qui peut la travailler, que si l’outillage mécanique existant, fruit du labeur des générations passées, cesse d’appartenir à une minorité de parasites qui prélèvent une large dîme sur le produit de son activité et l’activité de ceux qui le mettent en œuvre.

La terre trop morcelée d’une part pour permettre aux détenteurs de petits lopins de terre de mettre en œuvre l’outillage puissant qui seconderait leurs efforts ; d’autre part accaparée en lots immenses permettant à une classe d’oisifs de prélever sans travail, une rente sur la production de ceux à qui ils consentent à la louer (1) — la terre nourrit difficilement la population existante.

Sans compter l’ignorance que favorise une éducation défectueuse et fait que la plupart des gens s’attardent aux systèmes routiniers de culture et de production où ils dépensent beaucoup d’efforts et de travail pour obtenir moins de résultats.

Cependant, malgré ces causes de ruine, elle arriverait encore à nourrir, tant bien que mal, chaque être vivant, si les intermédiaires n’étaient là, emmagasinant les produits, spéculant, agiotant sur eux, de façon à ce que la plupart des individus soient toujours hors d’état d’acheter ce dont ils ont besoin.

Donc, si tous n’ont pas à manger à leur faim, la faute en est à la mauvaise organisation sociale, et non au manque de production. Une meilleure répartition des produits suffirait déjà pour permettre à chacun de manger à sa faim, un meilleur aménagement de la terre, et un meilleur emploi des instruments de production peuvent amener l’abondance pour tous.

Une compréhension plus nette des choses amènera le paysan à se rendre compte que son intérêt bien entendu est de réunir son lopin à celui de ses voisins, d’associer ses efforts à leurs efforts pour diminuer sa peine, augmenter sa production.

Et comme personne n’a le droit de stériliser, pour son seul agrément, la moindre parcelle de terrain, tant qu’il y a un seul être ne mangeant pas suffisamment à sa faim, la prochaine révolution aura pour but de remettre la terre aux mains de ceux qui voudront la cultiver, l’outillage à ceux qui voudront le manœuvrer.

C’est tout cela que l’anarchie cherche à démontrer au paysan, lui expliquant que les maîtres qui le rançonnent, exploitent également le travailleur des villes, essayant de lui faire comprendre que, loin de considérer ce dernier comme un ennemi, il doit lui tendre la main pour s’aider mutuellement dans la lutte pour la vie, et arriver ainsi à se débarrasser de leurs parasites communs.

A l’ouvrier, elle démontre qu’il ne doit pas espérer son affranchissement de sauveurs providentiels, ni des palliatifs que lui font miroiter les fantoches de la politique qui veulent capter ses suffrages pour le dominer, que l’émancipation individuelle ne se fera que par la propre action de l’individu, ne sera le résultat que de sa propre énergie, de ses propres efforts, lorsque sachant agir, il usera de sa liberté au lieu de la demander.
L’anarchie ne s’adresse pas qu’à ceux qui meurent de misère. Manger à sa faim est un droit primordial qui prime tous les autres et vient en tête des revendications de l’être humain. Mais l’anarchie embrasse toutes les aspirations et ne néglige aucun besoin. La liste de ses réclamations comprend toutes celles de l’humanité.

Mirbeau, dans ses Mauvais bergersfait proclamer à des ouvriers en grève, leur droit à la beauté. Et, en effet, chaque être a droit, non seulement à tout ce qui peut entretenir sa vie, mais aussi à tout ce qui peut la rendre facile, l’égayer et l’embellir. Ils sont rares, hélas dans notre état social, ceux qui peuvent vivre pleinement leur vie.

Il y en a dont les besoins physiques sont satisfaits, mais qui sont entravés dans leur évolution par l’organisation sociale barrée par l’étroitesse de conceptions du niveau intellectuel moyen : artistes, littérateurs, savants, tous ceux qui pensent, souffrent moralement sinon physiquement du présent ordre de choses.

Journellement ils sont froissés par les petitesses de la vie courante, écœurés par la médiocrité du public auquel ils s’adressent, et dont ils doivent tenir compte s’ils veulent vendre leurs œuvres, ce qui les entraîne à de compromissions, à des œuvres vulgaires et médiocres, lorsqu’ils ne veulent pas consentir à crever de faim.

L’éducation a fait croire à beaucoup d’entre eux qu’ils étaient d’une essence supérieure au paysan, au travailleur manuel, dont ils descendent pour la plupart cependant. On leur a persuadé qu’il faut, pour que leur « talent » se développe, pour que leur imagination puisse se donner libre cours, que la « vile multitude » se charge des dures besognes, s’occupe de les servir, s’exténue à leur rendre, par son travail, la vie facile. Qu’il fallait, pour que leur « génie » atteigne son complet épanouissement, l’atmosphère de luxe et d’oisiveté des classes aristocratiques.

Une conception saine des choses a fait comprendre que, l’homme doit exercer ses membres comme son cerveau, que le travail n’est avilissant que parce qu’on en a fait un signe de servitude et que l’homme vraiment digne de ce nom est celui qui n’a pas besoin de se reposer sur les autres des soins de l’existence.

Un homme en vaut un autre ; s’il y a des degrés de développement, cela tient à des causes que nous ignorons, mais tel ignorant peut avoir des qualités morales supérieures à celles de plus savant que lui. En tous cas l’intelligence, si elle favorise celui qui la possède, ne lui donne pas le droit d’exploiter ni de gouverner les autres. Justement cette différence de développement implique différence de désirs d’aspirations, d’idéal et c’est à l’individu lui-même qu’il appartient de réaliser ce qui répond le mieux à sa conception du bonheur.

En surplus, ces différences de développement ne nous paraissent si grandes que parce que l’éducation, mal comprise et mal distribuée, perpétue les erreurs et les préjugés. L’imagination, l’invention, l’observation, le jugement, s’ils diffèrent parfois d’intensité chez chaque individu, ne diffèrent pas d’essence, ce sont de simples facultés de notre cerveau qui ne perdent pas de leurs qualités pour être employées à construire une machine, une maison, rétamer un chaudron, ou faire une chemise, plutôt qu’à écrire un roman ou un traité d’anatomie.

Assoiffés de hiérarchie, les humains ont divisé en occupations nobles et basses, l’emploi divers de nos forces. Les parasites qui se sont faits nos maîtres se déclarant supérieurs, ont établis qu’il n’y avait de vraiment noble que l’oisiveté, qu’il n’y avait de belle force que la force employée à détruire ; celle dispensée à produire, à faire sortir de la terre et de l’industrie, tout ce qui était nécessaire à entretenir la vie, étant de qualité vile et inférieure, et que son emploi serait réservé aux classes serviles.

En nous basant là-dessus, nous continuons à déclarer viles certaines occupations, oubliant qu’elles ne sont telles que parce qu’une classe de gens est forcée de les remplir au service d’une autre classe, de subir ses ordres et caprices, d’aliéner sa liberté, mais qu’il ne peut y avoir rien de vil en n’importe quel travail qui consiste à subvenir à nos propres besoins.

L’artiste, le littérateur, appartiennent à la masse ; ils ne peuvent s’en isoler et, forcément ils ressentent les effets de la médiocrité ambiante. Ils ont beau se retrancher derrière les privilèges des classes dirigeantes, vouloir s’isoler dans leur « tour d’ivoire », s’il y a abaissement pour celui qui est réduit aux pires besognes pour assouvir sa faim, la moralité de ceux qui l’y condamnent n’est pas supérieure à la sienne ; si l’obéissance avilit, le commandement, loin d’élever les caractères, les abaisse au contraire.

Pour vivre leur rêve, réaliser leurs aspirations, il faut qu’ils travaillent, eux aussi, au relèvement moral et intellectuel de la masse, qu’ils comprennent que leur propre développement est fait de l’intellectualité de tous ; que, quelle que soit la hauteur qu’ils croient avoir atteint, ils tiennent à la foule ; s’ils tendent à s’élever, mille liens les attachent à elle, entravent leur action, leur pensée, les empêchant à jamais d’atteindre aux sommets entrevus. Une société normalement constituée n’admet pas d’esclaves, mais un échange mutuel de services entre égaux.
Le savant, lui-même, qui considère la science comme le plus noble emploi des facultés humaines, doit apprendre qu’elle n’est pas un domaine privé réservé à quelques initiés pontifiant devant un public d’ignorants qui les croient sur parole. Et que en sciences comme en art et en littérature, les facultés de jugement, d’observation et de comparaison ne diffèrent pas de celles employées à des occupations que nous considérons comme plus vulgaires.

Malgré la compression intellectuelle qui pèse depuis tant de siècles sur l’humanité, la science a pu progresser et se développer, grâce à l’esprit critique des individualités réfractaires aux enseignements officiels, aux conceptions toutes faites. Elle doit donc être mise à la portée de tous, devenir accessible à toutes les aptitudes, afin que cet esprit critique qui l’a sauvé de l’obscurantisme, contribue à hâter sa pleine floraison.

La science se fragmente en tant de branches diverses, qu’il est impossible au même individu de les connaître toutes en leur intégralité, la durée de l’existence humaine ne suffisant plus pour qu’un homme puisse acquérir assez de notions pour pouvoir les étudier dans leurs moindres détails.

Pour les étudier, il est forcé de s’en rapporter (à condition de savoir les critiquer) aux travaux de ses devanciers, et aussi de ses contemporains. C’est de toutes les connaissances humaines que ressort la synthèse générale ; ce que nous savons aujourd’hui, n’est qu’un moyen d’acquérir les connaissances de demain. Et un individu n’obtient de connaissances certaines qu’en s’aidant du travail de tous ; les observations des plus infimes ne sont pas toujours à dédaigner. Que les savants eux aussi, cessent donc de se croire une caste à part, qu’ils comprennent enfin que la science n’exige pas des aptitudes spéciales, qu’elle doit être accessible à tous pour que tous, en se développant, contribuent au développement général.
Ce qui est vrai pour les individus est vrai pour les nations. De même qu’un individu ne peut vivre sans l’appui de tous, un peuple n’existe qu’avec le concours des autres peuples. Une nation qui voudrait s’enfermer dans ses frontières, cessant toute relation avec le reste du monde ne tarderait pas à rétrograder et à périr. Il est donc absurde et criminel de fomenter, sous couleur de patriotisme, les haines soit disant nationales, alors qu’elles ne sont qu’un prétexte aux gouvernants pour légitimer ce fléau : le militarisme, dont ils ont besoin pour assurer leur pouvoir.

Chaque nation a besoin des autres.

Il n’y a pas de contrée qui, pour un produit ou pour un autre, ne soit la cliente d’une autre contrée. On ne peut être ennemis parce que l’on parle un langage différent, parce que, il y a quelques cent ans, les habitants d’une contrée voisine pillèrent et ravagèrent des contrées qui vous sont indifférentes aujourd’hui, mais dont on veut vous faire ressentir l’outrage, parce que, auparavant, les habitants étaient courbés sous le joug qui vous entrave.

Il n’y a pas une seule nation qui n’ait quelque crime de ce genre à reprocher à ses voisines ; qui, à l’heure actuelle n’enserre en ses frontières, quelque province incorporée malgré le vœu des habitants. Et si ceux qui accomplirent ces brigandages furent très haïssables, en quoi leurs descendants en sont-ils responsables ? Nous serions alors, nous aussi, responsables des brigandages que notre histoire nous fait admirer comme des faits glorieux.

Qui, parmi ceux qui n’aspirent qu’à vivre de leur propre travail, peuvent avoir intérêt à voir une nation se ruer contre une autre ? Il n’y a que ceux qui se sont fait les maîtres d’une nation, qui ayant intérêt à augmenter le nombre de ceux qu’ils exploitent, ont besoin de donner un aliment à l’activité de ceux qu’ils dressent aux tueries, en même temps que les menaces de guerre avec les voisins est une justification de l’existence des troupes qui sont leur soutien.

Les despotes qui ont érigé le patriotisme en nouvelle religion, savent fort bien passer par-dessus les frontières lorsqu’il s’agit de défendre leurs privilèges ou d’étendre leur exploitation. S’agit-il de faire la chasse aux idées « subversives », bourgeois français, allemands, italiens, suisses, russes et autres, savent se prêter leurs diplomates et leurs policiers.

Est-il question de réduire une grève, les exploiteurs ne se gênent nullement pour embaucher les travailleurs étrangers si ceux-ci consentent à travailler aux plus bas prix, et s’il en était besoin, les gouvernants se prêteraient leurs armées.

Et toutes les conventions internationales qu’ils ont établies pour les postes, les finances, le commerce, la navigation, les chemins de fer, ne prouvent-elles pas, par dessus tout, que c’est l’entente pacifique qui est la loi suprême ?

Les anarchistes voudraient arriver à amener chaque travailleur à voir un frère en chaque travailleur quel que soit le côté de la frontière où il est né. Déjà frères de misère, souffrant des mêmes maux, courbés sou le même joug, ils ont les mêmes intérêts à défendre ; le même idéal à poursuivre, leurs véritables ennemis sont ceux qui les exploitent, qui les asservissent, entravent leur développement. C’est contre leurs maîtres qu’ils doivent s’armer.
L’anarchie ne s’attarde pas aux combinaisons louches de la politique, elle professe le dédain le plus profond pour les politiciens ; les promesses des coureurs de candidature ne l’intéressent que pour en faire ressortir toute l’inanité, et s’en servir pour démontrer que l’organisation sociale ne se transformera que du jour où on s’attaquera résolument à ses vices économiques.

S’ils croient aux mensonges qu’ils débitent les politiciens ne sont que des ignorants ou des imbéciles, car le moindre raisonnement devrait leur faire comprendre que lorsqu’on veut combattre un mal et l’empêcher de se reproduire, c’est à ses causes qu’il faut s’attaquer. S’ils mentent pertinemment, ce sont des fourbes, et, en un cas comme dans l’autre, ils trompent ceux dont ils captent la confiance par leur bagout et leurs intrigues.

Ceux qui exploitent l’organisation économique actuelle, chercheront toujours à détourner à leur profit les essais d’amélioration qui pourront être suggérés, et il y aura toujours des gens qu’effraient des changements brusques, se rabattant sur les moyens termes qui leur semblent concilier tous les intérêts.

Les maîtres auront toujours intérêt à tromper les opprimés sur les véritables moyens de s’affranchir, et il y aura toujours asses d’ambitieux assoiffés de pouvoir, pour les aider à embrouiller encore plus les questions.

L’anarchie démontre l’inanité de toute tentative d’amélioration qui ne s’attaque qu’aux effets en laissant subsister les causes.

Tant que la richesse sociale sera l’apanage d’une minorité d’oisifs, cette minorité en usera pour vivre aux dépens de ceux qu’elle exploite. Et comme c’est la possession du capital qui fait les forts et les maîtres de l’organisation sociale, ils sont toujours à même de tourner à leur profit toute amélioration qui s’accomplit.

Pour qu’une amélioration profite à tous il faut détruire les privilèges. C’est à rentrer en possession de ce dont on les a spoliés que doivent tendre les efforts de ceux qui ne possèdent rien. Briser le pouvoir qui les écrase, l’empêcher de se reconstituer, s’emparer des moyens de production, reconstituer une organisation sociale ou la richesse sociale ne puisse plus se concentrer entre les mains de quelques-uns. Voilà ce que rêvent les anarchistes.

Pour empêcher l’exploitation de l’homme, il faut changer les bases de l’ordre économique ; il faut que le sol et tout ce qui est le travail des générations antérieures restent à la libre disposition de ceux qui pourront les mettre en œuvre, ne puisse être accaparé au profit de qui que ce soit, individu, groupe, corporation, commune ou nation.

C’est ce que ne comprennent pas les partisans des réformes partielles, et c’est ce que démontre pourtant, l’étude consciencieuse des faits économiques. Rien de bon ne peut sortir de l’œuvre des charlatans de la politique. L’émancipation humaine ne peut être l’œuvre d’aucune législation, d’aucun octroi de liberté de la part de ceux qui dirigent ; elle ne peut être l’œuvre que du fait accompli, de la volonté individuelle s’affirmant par des actes.
S’appuyant sur la doctrine révolutionnaire, repoussant toute volonté préconçue dans les phénomènes par lesquels se manifeste l’évolution des mondes et des êtres ; reconnaissant que celle-ci est l’œuvre pure et simple des seules forces de la matière en contact, le simple résultat des transformations que cette matière subit au cours de sa propre évolution, l’anarchie est franchement athée et repousse toute idée d’entité créatrice ou directrice quelle qu’elle soit.

Mais comme elle est la liberté absolue, si elle combat les divagations religieuses, c’est tout simplement au point de vue de la vérité, et surtout parce que les clergés qui se sont créés autour des différents dogmes religieux prétendent user de la force que leur prêtent l’autorité et le capital pour imposer leurs croyances, et en faire supporter les frais, même à ceux qui repoussent toute croyance religieuse.

Quant à ce qui regarde la pensée intime de chacun, les anarchistes comprennent que chaque individu ne peut penser autrement que ne lui permet sa propre mentalité ; ils ne verraient aucun inconvénient à ce que des gens se réunissent en des bâtiments spéciaux pour adresser des prières et des louanges à un être hypothétique, si ces gens n’essaient pas d’imposer leurs croyances aux autres.

Ils n’attendent le triomphe de la raison que de la culture des cerveaux, sachant du reste par eux-mêmes, que la force et la compression n’étouffent pas l’idée.

Liberté absolue dans le domaine de la pensée, comme dans celui des faits, dans la famille comme dans la société.
Comme toutes les formes de l’activité humaine, l’association des sexes n’a à subir le contrôle et la sanction de qui que ce soit. Il est absurde de vouloir poser des limites, des barrières ou des contraintes aux affections des individus. L’amour, l’amitié, la haine, ne se commandent pas : on les éprouve ou on les subit sans pouvoir s’en défendre, sans même le plus souvent, pouvoir de les expliquer et en démêler les mobiles.

Le mariage ne peut donc être entravé par aucune règle, par aucune loi autre que la bonne foi et la sincérité mutuelles : il ne peut avoir de durée que par l’affection réciproque des deux êtres associés, et doit rester dissoluble à la volonté de celui pour qui il devient une contrainte.

Certes, il restera toujours des questions qui ne se résoudront jamais sans douleur et froissement ; comme la question des enfants, le chagrin de celui chez lequel survit l’amour, et autres questions de sentiment. Mais ceci ne se réglera pas davantage par des règles préétablies ; bien au contraire, la contrainte ne fait qu’envenimer les difficultés. Ce sera aux intéressés à trouver la solution des différents qui les diviseront.

Tout ce que l’on peut désirer, c’est que s’élève suffisamment le niveau moral de l’humanité, pour que la bonté et la tolérance croissent et apportent leur baume cicatrisateur aux questions des passions humaines qui, par leur nature, échappent au contrôle et à la réglementation.
La grande objection, derrière laquelle se retranchent les adversaires poussés jusque dans leurs derniers retranchements, c’est que l’idéal anarchiste est beau, certainement, mais bien trop beau pour pouvoir être réalisé, et que l’humanité ne sera jamais assez sage pour savoir l’atteindre.

Cette objection est spécieuse. Si personne ne peut dire ce que sera demain l’humanité, il n’y a pas de phases de son développement qui, si elle avait pu être prévue et annoncée aux générations qui la précédèrent, n’aurait pas manqué d’être trouvée, avec raisonnements à l’appui, tout aussi irréalisable qu’est supposé l’idéal anarchiste par ceux qui ne savent jamais s’abstraire du présent, ce qui se comprend, leur cerveau n’ayant pas encore accompli l’évolution qui doit faciliter le nouvel ordre des choses.

Tant que les individus croupiront dans la servitude, attendant d’hommes ou d’événements providentiels, la fin de leur abjection, tant qu’ils se contenteront d’espérer sans agir, l’idéal le plus beau, l’idéal le plus simple restera forcément à l’état de pure rêverie, de vague utopie.

Où, autrement que dans la fable, a-t-on vu la fortune descendre sur le seuil du dormeur, attendant patiemment qu’il plaise à sa paresse de la saisir ?

Lorsque les individus auront reconquis l’estime d’eux-mêmes, lorsqu’ils se seront convaincus de leur propre force, lorsque las de courber l’échine, ils auront retrouvé leur dignité et sauront la faire respecter, ils auront appris que la volonté peut tout, lorsqu’elle est au service d’une intelligence consciente. Il leur suffira de vouloir être libres pour trouver sûrement les moyens d’y parvenir. Et ce sont quelques-uns de ces différents moyens que nous allons étudier dans les pages qui suivent.

Jean Grave, L’Anarchie, son but, ses moyens, P.-V. Stock, Bibliothèque sociologique, n° 27, Paris, 1899.

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