Evolution et révolution

Ad Nauseam - 18/05/2010

Présentation du livre par Olivier Besancenot
Elisée Reclus

Géographe, grand voyageur, « mais avant tout anarchiste », Élisée Reclus, alors banni de France pour avoir pris part à la Commune, développe ses idées politiques dans cette conférence prononcée à Genève en 1880.

La révolution est la conséquence inévitable et naturelle de l’évolution qui précède ; l’ignorance sert les intérêts des puissants, la diffusion du savoir est l’arme du peuple ; il n’est d’ordre et de paix sociale que librement consentis, entre égaux : tels sont quelques-uns des arguments de ce texte foisonnant.

La vue de la nature et des œuvres humaines, la pratique de la vie, voilà les collèges où se fait la véritable éducation des sociétés contemporaines. Les écoles proprement dites ont une importance relative bien moindre ; cependant elles ont subi leur évolution dans le sens de l’égalité. Il fut un temps, et ce temps n’est pas encore bien éloigné de nous, où toute l’éducation consistait en simples formules, en phrases mystiques, en extraits de livres vénérés. Entrez dans une de ces écoles de musulmans, ouvertes à côté des mosquées : vous y verrez des enfants passant des heures entières à épeler ou à réciter des versets du Koran. Entrez dans une école de prêtres chrétiens, protestants et catholiques, et vous entendrez de niaises cantilènes, des récitations absurdes, en latin ou en français incompréhensible. Mais voici que dans quelques-unes de nos écoles, par l’effet de la pression d’en bas, un nouvel enseignement commence à se mêler à ces tristes routines ; au lieu d’y réciter seulement des formules, on y expose maintenant des faits, on y montre des rapports, on y signale des lois. Quels que soient les commentaires dont l’instituteur routinier accompagne ce qu’il enseigne, les nombres n’en restent pas moins incorruptibles. Quelle éducation prévaudra ? Celle d’après laquelle deux et deux font toujours quatre, et qui prétend que rien ne se crée de rien, ou bien l’ancienne éducation dont il reste partout des traces, et d’après laquelle tout sort du néant et trois personnes n’en font qu’une ?

Il est vrai : l’école primaire n’est pas tout ; il ne suffit pas d’entrevoir la science, il faut pouvoir se dévouer à l’étude. Aussi l’éducation socialiste demande-t-elle que l’école soit en permanence pour tous les hommes, et qu’après avoir reçu des « clartés de tout » dans les établissements publics, chacun de nous puisse se développer intégralement, en proportion de ses forces intellectuelles, dans la vie qu’il aura librement choisie. Mais avec ou sans écoles, toute grande conquête de la science finit par entrer dans le domaine public. Les savants de profession ont à faire pendant de long siècles le travail de recherches et de suppositions, ils ont à se débattre au milieu des erreurs et des faussetés ; mais quand la vérité est enfin connue, souvent malgré eux et grâce à quelques révolutionnaires conspués, elle se révèle dans tout son état, simple et claire. Tous la comprennent sans effort ; il semble qu’on l’ait toujours connue. Jadis les savants s’imaginaient que le ciel était une coupole ronde, un toit de métal, — que sais-je ? — une série de voûtes, trois, sept, neuf, treize même ayant chacune leurs processions d’astres, leurs lois différentes, leur régime particulier et leurs troupes d’anges et d’archanges pour les garder. Mais depuis que tous ces cieux superposés dont parlent la Bible et le Talmud ont été démolis, il n’est pas un enfant qui ne sache que l’espace est libre, infini autour de la Terre. C’est à peine s’il l’apprend. C’est là une vérité qui fait désormais partie de l’héritage universel.

Il en est de même pour toutes les grandes acquisitions scientifiques. Elles ne s’apprennent pas, pour ainsi dire, elles se savent. Il fut un temps où la grande majorité des hommes naissaient, vivaient esclaves, et n’avaient d’autre idéal qu’un changement de servitude. Jamais il ne leur venait à la pensée qu’« un homme vaut un homme ». Ils l’ont appris maintenant et comprennent que cette égalité virtuelle donnée par l’évolution doit se changer désormais en égalité réelle, grâce à la révolution. Les travailleurs, instruits par la vie, connaissent même certaines lois économiques bien mieux que les économistes de profession. Est-il, parmi les anarchistes, un seul ouvrier qui ne reste indifférent aux questions d’impôt progressif ou d’impôt proportionnel, et qui ne sache que tous les impôts sont payés en fin de compte par les plus pauvres ? En est-il un qui ne connaisse la terrible fatalité de la « loi d’airain », en vertu de laquelle il est condamné à ne recevoir qu’une pitance de misère, c’est-à-dire le salaire exact qui l’empêchera de mourir de faim pendant la durée de son travail ? La dure expérience lui a suffisamment fait connaître cette loi fatale de l’économie politique.

Quelle que soit l’origine de l’instruction, tous en profitent, et le travailleur n’est pas celui qui en prend la moindre part. Qu’une découverte soit faite par un bourgeois, un noble ou un roturier, que le savant soit le potier Palissy ou le chancelier Bacon, le monde entier utilisera ses recherches. Certainement des privilégiés voudraient bien garder pour eux le bénéfice de la science et laisser l’ignorance au peuple : chaque jour des industriels s’approprient tel ou tel procédé chimique, et on a pu voir le médecin Koch, ligué avec son maître Guillaume, chercher à faire de la guérison des sujets un monopole de l’État ; mais trop de chercheurs sont à l’œuvre pour que les désirs égoïstes puissent s’accomplir. Ces monopoleurs de science se trouvent dans la situation de ce magicien des Mille et une Nuits qui a descellé le vase où depuis dix mille ans dormait un génie enfermé. Ils voudraient le faire rentrer dans son réduit, le clore sous triple sceau, mais ils ont perdu le mot de la conjuration, et le génie est libre à jamais.

Ainsi l’ignorance diminue, et, chez l’évolutionniste révolutionnaire, le savoir dirigera bientôt le pouvoir. C’est là le fait capital qui nous fait espérer avec confiance que l’humanité est entrée dans une période de développement heureux et que, malgré l’infini complication des choses, les éléments de progrès l’emportent sur ceux de régression. Certes, l’espérance et la crainte se combattent dans les esprits et la netteté de nos connaissances scientifiques ne nous permet pas encore de répondre avec exactitude à ce sujet. Cependant, en juxtaposant tous les arguments, ceux qui témoignent d’une décadence et ceux qui prouvent une marche en avant, il paraît que ceux-ci sont de beaucoup les plus forts et que chaque jour d’évolution nous rapproche de cette révolution qui détruira le pouvoir despotique des personnes et des choses, et l’accaparement personnel des produits du travail collectif.

Une première cause de grand espoir est que nos adversaires ne songent plus que par accès, et sans y croire eux-mêmes, à maintenir le peuple endormi dans cette bonne religion de résignation et d’humilité qui était pourtant si commode pour expliquer la misère, l’injustice et l’inégalité sociales. De toutes les digues opposées au courant révolutionnaire, celle-ci était de beaucoup la plus solide ; mais, lézardée de tous côtés, elle fait eau, elle penche et chaque flot en emporte sa pierre.

Que faire pour remplacer la religion qui s’en va ? Puisque l’opprimé ne croit plus au miracle, peut-être pourra-t-on le faire croire au mensonge ? C’est dans cette espérance vaine que des savants, économistes, académiciens. commerçants, financiers, ont imaginé d’introduire dans la science cette proposition hardie, que la propriété et la prospérité sont toujours la récompense du travail. Mais il y aurait pudeur à discuter de pareilles assertions. En prétendant que le labeur est l’origine de la fortune, les économistes ont parfaitement conscience qu’ils ne disent pas la vérité. Aussi bien que les socialistes, ils savent que la richesse est le produit, non du travail personnel, mais du travail des autres ; ils n’ignorent pas que les coups de bourse et les spéculations, origine des grandes fortunes, n’ont pas plus de rapport avec le travail que n’en ont les exploits des brigands ; ils n’osent pas prétendre que l’individu ayant 250,000 francs à dépenser par jour, c’est-à-dire exactement ce qui serait nécessaire pour faire vivre cent mille personnes, se distingue des autres hommes par une intelligence cent mille fois supérieure à celle de la moyenne. Ce serait être dupe, presque complice, de s’attarder à discuter les arguments hypocrites de cette prétendue origine de l’inégalité sociale.

Mais voici qu’on emploie un raisonnement d’une autre nature et qui a du moins le mérite de ne pas reposer sur un mensonge. On invoque contre les revendications sociales le droit du plus fort. La théorie dite de Darwin vient de faire son entrée dans la science et l’on croit pouvoir s’en servir contre nous. En effet, c’est bien le droit du plus fort qui triomphe pour l’accaparement des fortunes. Celui qui est le plus apte matériellement, le plus favorisé par sa naissance, par son instruction, par ses amis, celui qui est le mieux armé et qui trouve devant lui les ennemis les plus faibles, celui-là a le plus de chances de réussir ; mieux que d’autres il peut se bâtir une citadelle du haut de laquelle il tirera sur ses frères infortunés.

Ainsi en a décidé le grossier combat des égoïsmes en lutte. Jadis on n’osait trop avouer cette théorie de fer et de feu, elle eût paru trop violente et l’on préférait les paroles mielleuses. On l’enveloppait même sous de graves formules dont on espérait que le pauvre peuple ne comprendrait pas le sens : « Le travail est un frein » disait Guizot. Mais les découvertes de la science relatives au combat pour l’existence entre les espèces et à la survivance des plus vigoureuses, ont encouragé les théoriciens de la force à proclamer sans ambages leur insolente volonté : « Voyez, disent-ils, c’est la loi fatale ; c’est l’immuable destinée à laquelle mangeurs et mangés sont également soumis ».

Nous devons nous féliciter de ce que la question soit ainsi simplifiée dans sa brutalité, car elle est d’autant plus près de se résoudre. « La force règne ! » disent les soutiens de l’inégalité sociale. Oui, c’est la force qui règne ! s’écrie de plus en plus l’industrie moderne dans son perfectionnement féroce. Mais ce que disent les économistes, ce que disent les industriels, les révolutionnaires ne pourront-ils le dire aussi, tout en comprenant qu’entre eux l’accord pour l’existence remplacera graduellement la lutte pour l’existence ? La loi du plus fort ne fonctionnera pas toujours au profit du monopole industriel. « La force prime le droit », a dit Bismarck après tant d’autres ; mais on peut préparer le jour où la force sera au service du droit. S’il est vrai que les idées de solidarité se répandent, s’il est vrai que les conquêtes de la science finissent par pénétrer dans les couches profondes, s’il est vrai que les vérités deviennent propriété commune, si l’évolution se fait dans le sens de la justice ; les travailleurs qui ont en même temps le droit et la force, ne s’en serviront-ils pas pour faire la révolution au profit de tous ? Contre les masses associées, que pourront les individus isolés, si forts qu’ils soient par l’argent, l’intelligence et l’astuce ? Les gens de gouvernement, désespérant de leur cause, en sont venus à ne demander à leurs maîtres que la « poigne », leur seul chance de salut. Il ne serait pas difficile de citer des exemples de ministres que l’on n’a choisis ni pour leur gloire militaire ou leur noble généalogie, ni pour leurs talents ou leur éloquence, mais uniquement pour leur manque de scrupules. A leur sujet le doute n’est point permis : nul préjugé ne les arrête pour la conquête du pouvoir ou des écus.

Dans aucune des révolutions modernes nous n’avons vu les privilégiés combattre leurs propres batailles. Toujours ils s’appuient sur des armées de pauvres auxquels ils enseignent ce qu’on appelle « la religion du drapeau » et qu’ils dressent à ce que l’on appelle « le maintien de l’ordre ». Cinq millions d’hommes, sans compter la police haute et basse, sont employés à cette œuvre en Europe. Mais ces armées peuvent se désorganiser, elles peuvent se rappeler les liens d’origine et d’avenir qui les rattachent à la masse populaire ; la main qui les dirige peut manquer de vigueur. Composées en grande partie de prolétaires, elles peuvent devenir, elles deviendront certainement pour la société bourgeoise ce que les barbares à la solde de l’empire sont devenus pour la société romaine, un élément de dissolution. L’histoire abonde en exemples de l’affolement subit qui s’empare des puissants. Quand les malheureux déshérités se seront unis pour leurs intérêts, de métier à métier, de nation à nation, de race à race, quand ils connaîtront bien leur but, n’en doutez pas, l’occasion se présentera certainement d’employer leur force au service du droit, et quelque puissant que soit le maître d’alors, il sera bien faible en face de tous les faméliques ligués contre lui. A la grande évolution qui s’accomplit maintenant succédera la grande révolution si longtemps attendue.

Ce sera le salut et il n’y en a point d’autre. Car si le capital garde la force, nous serons tous des esclaves de ses machines, de simples cartilages rattachant les dents de fer aux arbres de bronze ou d’acier ; si aux épargnes réunies dans les coffres des banquiers s’ajoutent sans cesse de nouvelles dépouilles gérées par des associés responsables seulement devant leurs livres de caisse alors c’est en vain que vous feriez appel à la pitié, personne n’entendra vos plaintes. Le tigre peut se détourner de sa victime, mais les livres de banque prononcent des arrêts sans appel ; les hommes, les peuples sont écrasés sous ces pesantes archives dont les pages silencieuses racontent en chiffres l’œuvre impitoyable. Si le capital doit l’emporter, il sera temps de pleurer notre âge d’or, nous pourrons alors regarder derrière nous et voir comme une lumière qui s’éteint tout ce que la terre eut de doux et de bon, l’amour, la gaieté, l’espérance. L’Humanité aura cessé de vivre.

Il y a quelques années l’habitude s’était répandue dans le monde officiel et courtisan d’Europe de répéter que le socialisme, l’élément du renouveau dans la société, était mort, définitivement enterré. Un homme fort habile dans les petites choses, mais impuissant dans les grandes, un parvenu. un vaniteux qui haïssait le peuple parce qu’il en était issu, s’était vanté d’avoir « saigné la gueuse ». Il croyait l’avoir exterminée dans Paris, l’avoir enfouie dans les fosses du Père-Lachaise. C’est à la Nouvelle-Calédonie, aux antipodes, pensait-il, que des échantillons malingres de ceux qui furent autrefois des socialistes pourraient être trouvés. Après M. Thiers, ses bons amis d’Europe s’empressèrent de répéter ses paroles, et de toutes parts, ce fut un chant de triomphe. Quant aux socialistes allemands, n’avions-nous pas là, pour les surveiller, le. maître des maîtres, celui dont un froncement de sourcils faisait trembler l’Europe ? Et les nihilistes de Russie ? Qu’étaient ces misérables ? Des monstres bizarres, des sauvages issus de Huns et de Bachkirs, dont les hommes du monde policé d’occident n’avaient à s’occuper que comme d’échantillons d’histoire naturelle.

Néanmoins, la joie causée par la disparition du socialisme n’a pas duré. De mauvais rêves troublaient les bourreaux, il leur semblait que les victimes n’étaient pas tout à fait mortes. Et maintenant existe-t-il encore un aveugle qui puisse douter de leur résurrection ? Tous les laquais de plume qui répétaient après Gambetta : « Il n’y a pas de question sociale ! » ne sont-ils pas les mêmes qui reprennent les paroles de l’empereur Guillaume, comme ils saisiraient au vol les crachats du Grand Lama, pour crier : « La question sociale nous envahit ! La question sociale nous assiège ! » Dans toutes les assemblées, les ouvriers se prononcent à l’unanimité pour l’appropriation du sol et des usines, considérée déjà comme le point de départ de la nouvelle ère économique. L’Angleterre, les États-Unis, le Canada, l’Australie retentissent du cri :« Nationalisation du sol », et les grands propriétaires affolés s’attendent à ce que le peuple entre en chasse contre eux. Est-ce que toute la littérature spontanée des chansons et des refrains socialistes n’a pas déjà repris en espérance tous les produits du travail collectif ?

Nègre de l’usine,

Forçat de la mine,

Ilote des champs,

Lève toi, peuple puissant :

Ouvrier. prends la machine !

Prends la terre, paysan !

En vente 7 € sur le site de Lady Long Solo

112 pages - format 110x170

ISBN 978-2-916952-05-5

Source du texte : kropot.free.fr

 18/05/2010

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