Présentation du livre par Olivier Besancenot
Elisée Reclus
Géographe, grand voyageur, « mais avant tout anarchiste », Élisée Reclus, alors banni de France pour avoir pris part à la Commune, développe ses idées politiques dans cette conférence prononcée à Genève en 1880.
La révolution est la conséquence inévitable et naturelle de l’évolution qui précède ; l’ignorance sert les intérêts des puissants, la diffusion du savoir est l’arme du peuple ; il n’est d’ordre et de paix sociale que librement consentis, entre égaux : tels sont quelques-uns des arguments de ce texte foisonnant.
Et la compréhension naissante du travailleur ne s’évapore pas toute en chansons. Les rêves prennent un caractère agressif qu’elles n’avaient jamais eu. Ce ne sont plus seulement des actes de désespoir passif, des promenades mornes de faméliques demandant du pain ; elles commencent à prendre des allures de revendications fort gênantes pour les capitalistes. N’avons-nous pas vu aux États-Unis les ouvriers, maîtres pendant huit jours de tous les chemins de fer de l’Indiana et d’une partie du versant de l’Atlantique ? Et, lors de la grande grève des chargeurs et portefaix de Londres, tout le quartier des Docks ne s’est-il pas trouvé de fait entre les mains d’une foule internationale, fraternellement unie ? Ainsi l’évolution s’accomplit, la révolution approche. Le socialisme, c’est-à-dire l’armée des individus qui veulent changer l’état social, a repris sa marche. La foule en mouvement se précipite, et nul gouvernement n’ose plus fermer les yeux à la vue de ces masses profondes ! Bien au contraire, le pouvoir s’en exagère le nombre et cherche tantôt à les combattre par des lois absurdes, des vexations irritantes, tantôt par des politesses et des phrases à effet. Depuis qu’un souverain s’est mis en frais de grâces pour le socialisme, la tourbe des « reptiles » se rue derrière lui pour faire assaut de courbettes. Pas un journal qui ne nous offre sa solution de la question sociale ?
Maintenant le bruit de la révolution éclate déjà, ébranlant les usines, les parlements et les trônes. Mais on comprend qu’un sinistre silence se soit fait naguère lorsque « l’ordre régnait à Varsovie » et ailleurs. Au lendemain d’une tuerie, il est peu d’hommes qui osent se présenter aux balles. Lorsqu’une parole, un geste sont punis de la prison, bien clairsemés sont les hommes qui ont le courage de s’exposer au danger. Ceux qui acceptent tranquillement le rôle de victimes pour une cause dont le triomphe est encore douteux ou même douteux sont rares : tout le monde n’a pas l’héroïsme de ces nihilistes russes qui composent des journaux dans l’antre même de leurs ennemis et qui vont les afficher sur les murs entre deux factionnaires. Il faut être bien dévoué soi-même pour avoir le droit d’en vouloir à ceux qui ne se déclarent pas socialistes quand leur travail en dépend, c’est-à-dire la vie de ceux qu’ils aiment. Mais si tous les opprimés n’ont pas le tempérament de héros, ils n’en sentent pas moins la souffrance, ils n’en ont pas moins le vouloir d’y échapper, et l’état d’esprit, de tous ceux qui souffrent comme eux et qui en connaissent la cause finit par créer une force révolutionnaire. Dans telle ville où il n’existe pas un seul groupe d’anarchistes, tous les ouvriers le sont déjà d’une manière plus ou moins consciente. D’instinct ils applaudissent le camarade qui leur parle d’un état social où il n’y aura plus de maîtres et où le produit du travail sera dans les mains du producteur. Cet instinct contient en germe la révolution future, car de jour en jour il se précise et se transforme en connaissance distincte. Ce que l’ouvrier sentait vaguement hier, il le sait aujourd’hui, et chaque nouvelle expérience le lui fait mieux savoir. Et les paysans qui ne trouvent pas à se nourrir du produit de leur lopin de terre, et ceux, bien plus nombreux encore, qui n’ont pas en propre une motte d’argile, ne commencent ils pas à comprendre que la terre doit appartenir à celui qui la cultive ? Ils l’ont toujours senti d’instinct ; ils le savent maintenant et se préparent à parler le langage précis de la revendication.
Voilà l’état de choses ! Et quelle peut en être l’issue ? L’évolution qui se fait dans l’esprit des travailleurs, c’est-à-dire du plus grand nombre, cette évolution amènera forcément une révolution, car l’histoire nous enseigne que les défenseurs du privilège ne céderont point de bonne grâce à la poussée d’en bas.
Ils céderont, mais par crainte, car l’affection et la bonté ne peuvent naître dans une œuvre de haine. Ils feront volte-face, mais quand il y aura pour eux impossibilité absolue de continuer leur marche dans la voie suivie. Il est dans la nature même des choses que tout organisme fonctionne dans le sens de son mouvement normal ; il peut s’arrêter, se briser, mais non fonctionner à rebours. Toute autorité cherche à s’agrandir aux dépens d’un plus grand nombre de sujets : toute monarchie tend forcément à devenir monarchie universelle. Ni Alexandre, ni César, ni Attila, ni Charlemagne, ni Bonaparte n’auraient jamais pu être satisfaits dans leur ambition. Jamais financier ne s’est dit : « C’est assez ! je ne veux plus de millions ! » Et même s’il avait la sagesse de modérer ses vœux, le milieu même dans lequel il se trouve travaillerait pour lui : les capitaux continuent d’enfanter des revenus comme des mères Gigogne. Dès qu’un homme est nanti d’une autorité quelconque il veut en user et sans contrôle ; il n’est geôlier qui ne tourne sa clef dans la serrure avec un sentiment glorieux de sa toute-puissance, d’infime garde champêtre qui ne surveille la propriété des maîtres avec une haine sans bornes contre le maraudeur ; misérable huissier qui n’éprouve un souverain mépris pour le pauvre diable auquel il fait sommation.
Et si les individus isolés sont déjà énamourés de la « part de royauté » qu’on a eu l’imprudence de leur départir, combien plus encore les corps constitués ayant des traditions de pouvoir héréditaire et un point d’honneur collectif ? On comprend, qu’un individu, soumis à une influence particulière, puisse être accessible à la raison ou à la bonté et que, touché d’une pitié soudaine, il abdique sa puissance ou rende sa fortune, et demande en grâce d’être accueilli comme un frère par ceux qu’il opprimait jadis à son insu ou inconsciemment ; mais comment attendre acte pareil de toute une caste d’hommes liés les uns aux autres par une chaîne d’intérêts, par les illusions et les conventions professionnelles, par les amitiés et les complicités, même par les crimes ? Et quand les serres de la hiérarchie et l’appeau de l’avancement tiennent l’ensemble du corps de la nation en une masse compacte, quel espoir a-t-on de les voir s’adoucir tout à coup, quel rayon de la grâce pourrait humaniser cette caste ennemie, — armée, magistrature, clergé ?
Comment s’imaginer qu’un pareil groupe puisse avoir des accès de vertu collective et céder à d’autres raisons que la peur, lorsque la révolution s’avance et que la machine vivante composée de rouages humains, ahuris ou terrifiés, s’arrête spontanément.
Mais en admettant que les bons riches soient illuminés soudain par un astre brillant dans le ciel et qu’ils se sentent convertis, renouvelés comme par un coup de foudre, en admettant l’impossible, qu’ils aient conscience de leur égoïsme passé et qu’ils se débarrassent en toute hâte de leur fortune au profit de ceux qu’ils ont lésés, qu’ils rendent tout et se présentent les mains nues dans l’assemblée des pauvres, en leur disant : « Prenez ! » s’ils faisaient toutes ces choses, eh bien ! justice ne serait point encore faite : ils garderaient encore le beau rôle qui ne leur appartient pas et l’histoire les présenterait d’une façon mensongère. C’est ainsi que des flatteurs ont voulu glorifier la nuit du 4 août comme le moment décisif de la Révolution française, celui où les nobles abandonnèrent de leur plein gré titres, privilèges et richesses. Si l’on a montré sous cet aspect un abandon fictif consenti sous la pression du fait accompli, que ne dirait-on pas d’un abandon, réel et spontané de la fortune mal acquise par les anciens exploiteurs ? Il serait à craindre que l’admiration et la reconnaissance publique les rétablit à leur place usurpée. Non, il faut, pour que justice se fasse, pour que les choses reprennent leur équilibre naturel, il faut que les opprimés se relèvent par leur propre force, que les volés reprennent leur bien, que les esclaves reconquièrent la liberté. Ils ne l’auront réellement qu’après l’avoir gagnée de haute lutte.
Le type des compagnies d’exploitation moderne est encore bien plus éloigné de tout sentiment d’humanité que la magistrature ou toute autre caste « inamovible ». C’est la société capitaliste constituée par actions, obligations, crédit, c’est-à-dire par un va et vient de papiers et d’écus. Comment faire pour moraliser ces paperasses et ces monnaies ? et leur inspirer cet esprit de solidarité envers les hommes qui prépare la voie aux changements de l’état social ? Telle banque composée de purs philanthropes n’en prélèverait pas moins ses commissions, intérêts et gages : elle ignore que des larmes ont coulé sur les gros sous ct sur les pièces blanches si péniblement amassées, qui vont s’engouffrer dans les énormes coffres-forts à centuple serrure. On nous dit toujours d’attendre l’œuvre du temps qui doit amener l’adoucissement des mœurs et la réconciliation finale, mais comment ce coffre-fort s’adoucira-t-il, comment s’arrêtera le fonctionnement de cette formidable mâchoire de l’ogre broyant sans cesse les générations humaines ?
Nous tous qui, pendant une vie déjà longue, avons vu les révolutions politiques se succéder, nous pouvons nous rendre compte de ce travail incessant de préparation que subissent les institutions basées sur l’exercice du pouvoir. Il fut un temps où ce mot de « République » nous transportait d’enthousiasme : il nous semblait que ce terme était composé de syllabes magiques, et que le monde serait comme renouvelé le jour où l’on pourrait enfin le prononcer à haute voix sur les places publiques. Et quels étaient ceux qui brûlaient de cet amour mystique pour l’avènement de l’ère républicaine, et qui voyaient avec nous dans ce changement extérieur l’inauguration de tous les progrès politiques et sociaux ? Ceux-là même qui sont maintenant au pouvoir, ceux qui ont les places et les sinécures, ceux qui font les aimables avec les ambassadeurs russes et les barons de la finance. Et certes, je n’imagine pas que dans ces temps déjà lointains tous ces parvenus fussent en masse de purs hypocrites. Il y en avait bien quelques-uns parmi eux, gens qui flairaient le vent et orientaient leur voile. Mais la plupart étaient sincères sans doute : ils croyaient à la République, et c’est de tout cœur qu’ils en acclamaient la trilogie : Liberté, Égalité, Fraternité !
Mais que de chemin parcouru depuis ! La République, comme forme de pouvoir s’est affermie, et c’est en proportion même de son affermissement qu’elle est devenue servante à tout faire. Comme par un mouvement d’horlogerie, aussi régulier que la marche de l’ombre sur un mur, tous ces fervents jeunes hommes qui faisaient des gestes de héros devant les sergents de ville sont devenus des gens prudents et timorés dans leurs demandes de réformes, puis des satisfaits, enfin des jouisseurs et des goinfres de privilèges. La magicienne Circé, autrement dit la luxure de la fortune et du pouvoir les a changés en pourceaux ! Et leur besogne tend de plus en plus à consolider les institutions qu’ils attaquaient autrefois. Ils s’accommodent parfaitement de tout ce qui les indignait. Eux qui tonnaient contre l’Église et ses empiétements s’accommodent maintenant du Concordat et donnent du Monseigneur aux évêques. Ils parlaient avec éloquence de la fraternité universelle, et c’est les outrager aujourd’hui que de répéter simplement les paroles qu’ils prononçaient alors. Ils dénonçaient avec horreur l’impôt du sang, mais récemment ils enrégimentaient jusqu’aux moutards et se préparaient peut-être à faire des lycéennes autant de vivandières. « Insulter l’armée » — c’est-à-dire ne pas cacher les turpitudes de l’autoritarisme sans contrôle et de l’obéissance passive, — c’est pour eux le plus grand des crimes. Manquer de respect envers l’immonde agent des mœurs, ou l’abject policier ou la valetaille des légistes assis ou debout, c’est outrager la justice et la morale .Il n’est point d’institution vieillie qu’ils n’essaient de consolider ; grâce à eux l’Académie, si honnie jadis, a pris une espèce de popularité : ils se pavanent sous la coupole de l’institut, quand un des leurs, devenu mouchard, a fleuri de palmes vertes son habit à la française. La croix de la légion d’honneur était leur risée, ils en ont inventé de nouvelles, jaunes, vertes, bleues, multicolores. Ce que l’on appelle la République ouvre toutes grandes les portes de son bercail à ceux qui en abhorrent jusqu’au nom, hérauts du droit divin, chantres du Syllabus, pourquoi ceux-ci n’entreraient-ils pas ? Ne sont-ils pas chez eux au milieu de tous ces parvenus qui les entourent chapeau bas ?
Mais il ne s’agit point ici de critiquer et de juger ceux qui par une lente corruption ou par de brusques soubresauts ont passé du culte de la sainte République à celui du pouvoir et des abus sacro-saints ! Dès leur point de départ, la carrière qu’ils ont suivie est précisément celle qu’ils devaient parcourir. Ils admettaient tous que la société doit être constituée en État ayant son chef et ses législateurs ; tous avaient la « noble » ambition de servir leur pays et de se « dévouer » à sa prospérité et à sa gloire. Ils acceptaient le principe, les conséquences s’en suivent. République et républicains sont devenus la triste chose que nous voyons ; et pourquoi nous en irriterions-nous ? C’est une loi de nature que l’arbre porte son fruit, que tout gouvernement fleurisse et fructifie en caprices, en tyrannie, en usure, en scélératesses, en meurtres et en malheurs.
C’est chimère d’attendre que l’Anarchie, idéal humain, puisse sortir de la République, forme gouvernementale. Les deux évolutions se font en sens inverse, et le changement ne peut s’accomplir que par une rupture brusque, c’est-à-dire par une révolution. Mais n’y a-t-il pas aussi des socialistes parmi les gens à l’affût du pouvoir ? Sans doute, et ce sont précisément ceux que nous redoutons le plus. C’est par décret qu’ils feront le bonheur du peuple, par la police qu’ils auront la prétention de se maintenir ! Le pouvoir n’est autre chose que l’emploi de la force : leur premier soin sera donc de se l’approprier, de consolider même toutes les institutions qui leur faciliteront le gouvernement de la société. Peut-être auront-ils l’audace de les renouveler par la science afin de leur donner une énergie nouvelle. C’est ainsi que dans l’armée on emploie des engins nouveaux, des poudres sans fumée ; et ces inventions ne servent qu’à tuer plus rapidement ; c’est ainsi que dans la police on a inventé l’anthropométrie, un moyen de changer la France entière en une grande prison. On commence par mesurer les criminels vrais ou prétendus, puis on mesure les suspects, et nous finirons par y passer tous. « La police et la science se sont entrebaisées », aurait dit le Psalmiste.
Ainsi rien, rien de bon ne peut nous venir de la République et des républicains arrivés, c’est-à-dire détenant le pouvoir. C’est une chimère en histoire, un contresens de l’espérer. La classe qui possède et qui gouverne est fatalement ennemie de tout progrès. Le véhicule de la pensée moderne, de l’évolution intellectuelle et morale est la partie de la société qui peine, qui travaille et que l’on opprime. C’est elle qui élabore l’idée, elle qui la réalise, elle qui, de secousse en secousse, remet constamment en marche ce char social, que les conservateurs essaient sans cesse de caler sur la route, d’empêtrer dans les ornières ou d’enliser dans les marais de droite ou de gauche.
Les deux sociétés opposées existent dans l’Humanité : elles s’entremêlent, diversement rattachées ça et là par ceux qui veulent sans vouloir, qui s’avancent pour reculer ; mais si nous voyons les choses de haut, sans tenir compte des incertains et des indifférents que le destin fait mouvoir comme des flots, il est clair que le monde actuel se divise en deux camps, ceux qui veulent conserver l’inégalité et la pauvreté, c’est-à-dire l’obéissance et la misère pour les autres, les jouissances et le pouvoir pour eux-mêmes, et ceux qui revendiquent pour tous le bien-être et la libre initiative.
Entre ces deux camps, il semble d’abord que les forces soient bien inégales. Les souteneurs de la société actuelle ont les propriétés sans limites, les revenus qui se comptent par millions et par milliards, toute la puissance de l’État avec les armées des employés, des soldats, des gens de police, des magistrats, tout l’arsenal des lois et des ordonnances. Et les socialistes, les artisans de la société nouvelle, que peuvent-ils opposer à toutes ces forces organisées ? Rien, semble-t-il. Sans argent, sans armée, ils succomberaient, en effet, s’ils ne représentaient l’évolution des idées et des mœurs. Ils ne sont rien, mais ils ont pour eux le mouvement de la pensée humaine. La logique des événements leur donne raison et d’avance leur assure le triomphe en dépit des lois et des sbires.
Les efforts tentés pour endiguer la révolution peuvent aboutir en apparence, et les réactionnaires se félicitent alors à grand cri, mais leur joie est vaine, car refoulé sur un point, le mouvement se produit aussitôt sur un autre : si quelque Encelade réussissait à jeter un fragment de montagne dans un cratère, l’éruption ne se ferait point par le gouffre obstrué soudain, mais la montagne se fendrait ailleurs et c’est par la nouvelle ouverture que s’élancerait le fleuve de lave. C’est ainsi qu’après l’explosion de la Révolution française, Napoléon crut être le Titan qui refermait le cratère des révolutions, et la tourbe des flatteurs, la multitude infinie des ignorants le crut avec lui ; cependant, les soldats même qu’il promenait à sa suite à travers l’Europe contribuaient à répandre des idées et des mœurs nouvelles, tout en accomplissant leur œuvre de destruction : tel futur « décabriste » ou « nihiliste » russe prit sa première leçon de révolte d’un prisonnier de guerre sauvé des glaçons de la Bérézina. La conquête temporaire de l’Espagne suffit pour délivrer de l’intolérable régime colonial toutes les immenses provinces du Nouveau-Monde.
L’Europe semblait s’arrêter, mais par contre-coup l’Amérique se mettait en marche. Napoléon n’avait été qu’une ombre passagère.
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112 pages - format 110x170
ISBN 978-2-916952-05-5
Source du texte : kropot.free.fr