John Zerzan et la confusion primitive

Ad Nauseam - 18/11/2010
Image:John Zerzan et la confusion primitive

Une critique de l’idéologue Zerzan
par Alain C.

"(...) l’objet de ce texte n’est pas d’avancer une nouvelle théorie de la révolution. Nous nous sommes simplement proposés de critiquer l’idéologue Zerzan, et nous considérons que c’est fait.

Nous voulions également ouvrir un débat sur des bases concrètes. Les bases sont là, le débat peut maintenant avoir lieu."

III. Le communisme ne peut pas être "primitif"

L’idéologie de Zerzan n’est que l’énième surgissement d’un vieux romantisme primitiviste, qui remonte à Rousseau et même, avant lui, à Montaigne (cf. Essais, Des Cannibales). Il repose sur le postulat que notre culture serait " mauvaise ", parce qu’elle aurait perdu le " contact avec la nature " qui ferait " l’authenticité " (" Les Lotantiques, c’est des fleurs qui poussent dans les livres ", comme fait dire Pagnol au pauvre Ugolin) des cultures primitives. Cette attitude est celle d’un colonialisme inversé, qui ferait de notre culture la seule " vraie " culture, c’est à dire le mal incarné.

Nous avons vu précédemment que, dès le départ, l’humanité s’est non pas " affranchie des contraintes du milieu naturel ", comme le dirait une conception marxo-utilitariste des sociétés, mais développée comme indépendamment de lui. Ce qui ne signifie pas que les hommes vivent sans lien avec leur environnement, ce qui serait absurde, mais que ce sont les structures symboliques des sociétés humaines qui conditionnent leur rapport avec le milieu naturel, et non l’inverse. On ne peut donc dès lors parler de " proximité " ou " d’éloignement " avec la nature, à aucun moment de l’histoire humaine, mais seulement de différents types de rapports avec le milieu, rapports qui sont eux-mêmes une conséquence du type de rapports que les hommes entretiennent au sein de leurs sociétés, de leur mode de vie au sens large du terme.

Présenter la vie des chasseurs-cueilleurs comme plus " naturelle " que celle des sédentaires n’a donc pas de sens. Le simple fait que les chasseurs-cueilleurs aient eu une vie plus facile, avec plus de " temps de loisir " et plus de socialité " gratuite " que les sédentaires n’est pas en soi un argument. Par ailleurs, il existe des sociétés sédentaires, pratiquant l’agriculture, qui ont un " temps de loisir " très comparable à celui des chasseurs-cueilleurs, en pratiquant la sous-exploitation et en maintenant une basse densité de population. On peut citer les Chimbu de Nouvelle-Guinée, qui exploitent seulement 60% de la terre cultivable, les Yagaw des Philippines ou les Iban de Bornéo qui maintiennent leur population de 30 à 50% au-dessous de la densité que leur permettrait une agriculture plus poussée. Dans ces cultures, on observe des " journées de travail " très courtes, 4 ou 5 heures, suivies en général de plusieurs jours de repos. Chez les Papous Kapauku, les hommes consacraient en moyenne 2h18mn par jour à la production agricole, et les femmes 1h42mn. Il y a bien d’autres exemples qu’il serait fastidieux de citer tous.

L’agriculture, contrairement aux équations simplistes du genre agriculture/élevage = maîtrise de la nature = domination sociale, n’est donc pas porteuse du " mal absolu " que Zerzan voudrait détecter.

Il y aura sans doute aussi des acharnés de la recherche du Mal qui voudront aller le chercher dans le stockage (manifestation de la " conscience du temps et du nombre ", selon Zerzan), supposé être la préfiguration de l’accumulation capitaliste, et l’entrée dans la vie humaine du péché d’avarice. Hélas, il s’avère également que nombre de chasseurs-cueilleurs pratiquaient le stockage, comme on peut l’imaginer facilement. A moins de prendre les primitifs pour des imbéciles, on aurait du mal à croire qu’ils vont se contenter de ramasser ce qu’ils trouvent, rassasiant leur faim immédiate pour ensuite aller se coucher béatement à l’ombre du gros Bananier d’Abondance. Glands de chênes, noix et autres chataîgnes sauvages seront au contraire collectés par les chasseurs-cueilleurs dans des vanneries (l’apparition tardive de la poterie ne signifiant pas qu’on ignorait auparavant tout autre récipient, mais seulement que nous n’avons plus trace de ces récipients tressés, faits de matériaux périssables) et mis à sécher, en prévision d’une consommation ultérieure. La notion zerzanienne du " présent perpétuel " en prend un coup, puisque tout ceci indique une anticipation sur une longue durée des besoins et la mise en place d’une stratégie pour y subvenir.

Quoi qu’il en soit, le Mal absolu ne se trouve ni dans le stockage, ni dans l’agriculture, ni dans des formes organisationnelles plus ou moins complexes ou " abstraites " (quoi de plus complexe et " abstrait " que les systèmes de lignage transversaux de la parenté dans certaines cultures " primitives "), et encore moins dans la conscience du temps, dans les mathématiques ou dans le langage. En fait, il n’y a pas de " mal absolu ". Arrêtons un peu de faire de la morale.

Zerzan est un farouche ennemi de toute organisation. Pour lui, toute action concertée et orientée dans un but précis serait forcément aliénée. Il voit des sorciers partout. Ce qui le rebute dans les sociétés modernes, c’est principalement cette organisation. Qu’elle soit présentement aliénée ne fait aucun doute. Pour autant, doit-on souscrire à cet anarchisme bêta, qui voit dans tout regroupement de plus de trois personnes un facteur de domination ou d’aliénation ?

Zerzan parle d’une " société du face-à-face ", d’une " société d’amants ". Il rejoint là T. Kaczynski, dit Unabomber, qui dans son Manifeste déclare que " l’individu " est frustré de ce qu’il appelle son " auto-accomplissement " " lorsque les décisions collectives sont prises par un groupe trop étendu pour que le rôle de chacun ait une signification quelconque. " Zerzan rêve des chasseurs-cueilleurs, Kaczynski des hommes de la conquête de l’Ouest. Dans tous les cas, des petits groupes isolés, avec un taux de peuplement très faible.

Cette idéologie marque un désir très caractéristique de l’individualisme de masse : le désir d’auto-valorisation, le désir de reconnaissance par autrui. Ce désir reflète un manque très réel, mais, produit de l’aliénation, il parle son langage. C’est l’être humain séparé qui s’exprime là, car dans sa séparation, tout ce qui lui reste c’est sa propre solitude, ce qu’il appelle son individualité. Privés que nous sommes de toute action collective consciente, nous ne parvenons même plus à imaginer qu’une telle action soit possible.

Il faut affirmer au contraire qu’une telle action est possible, est qu’elle est possible parce qu’au point où nous en sommes aujourd’hui elle est nécessaire. La société du " face-à-face ", la société des " petits groupes " sont des produits de l’individualisme blessé, du " sac à viande " isolé qui veut exister " pour et par lui-même ", avec quelques copains. Les problèmes que pose aujourd’hui le capitalisme, et qu’il ne résoudra pas parce que nous seuls, en tant que communauté humaine, sommes capables de les résoudre, ne se résoudront pas au niveau du " petit groupe ". Lorsque par exemple, une fois la révolution faite (ce qui ne saurait tarder, bien entendu) nous nous occuperons de reboiser intelligemment les millions d’hectares saccagés par l’agriculture industrielle, ce ne pourra pas être par l’action de " petits groupe isolés ". Et si, en tant qu’individu, j’ai le bonheur de participer à cette action collective, je ne me soucierai guère d’inscrire mon nom sur chaque arbre que j’aurai planté, et que d’ailleurs je ne verrai sans doute jamais à sa maturité. Je ne m’en sentirai pas moins individu pour autant.

En fait, ce que Zerzan et Kaczynski suggèrent, c’est l’idée très démocratique selon laquelle l’organisation des groupes humains par eux-mêmes serait impossible au degré de peuplement aujourd’hui atteint. Comme tous les démocrates, ils ne conçoivent pas du tout qu’une société composée de milliards d’individus puisse être " gérée " autrement qu’elle l’est aujourd’hui, à savoir par des Etats, par de la représentation, par du flicage.

Ils ne conçoivent pas la communauté humaine comme dépassement des conditions actuelles et de toutes les situations du passé, mais comme une régression vers ce passé. Et leur pensée, qui se veut révolutionnaire, constitue effectivement une régression.

Mais l’objet de ce texte n’est pas d’avancer une nouvelle théorie de la révolution. Nous nous sommes simplement proposés de critiquer l’idéologue Zerzan, et nous considérons que c’est fait. Nous voulions également ouvrir un débat sur des bases concrètes. Les bases sont là, le débat peut maintenant avoir lieu.

[Source : RA Forum ]

Alain C. (première parution : 2000)

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 18/11/2010

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